Saint John Perse
Mon cheval arrêté sous l'arbre plein de tourterelles, je siffle un sifflement si pur, qu'il n'est promesses à leurs rives que tiennent tous ces fleuves. Feuilles vivantes au matin sont à l'image de la gloire)...
Et ce n'est point qu'un homme ne soit triste, mais se levant avant le jour et se tenant avec prudence dans le commerce d'un vieil arbre,
appuyé du menton à la dernière étoile,
il voit au fond du ciel de grandes choses pures qui tournent au plaisir.
Mon cheval arrêté sous l'arbre qui roucoule, je siffle un sifflement plus pur...
Et paix à ceux qui vont mourir, qui n'ont point vu ce jour.
Mais de mon frère le poète, on a eu des nouvelles. Il a écrit encore une chose très douce. Et quelques-uns en eurent connaissance.
Pour fêter une enfance
I
Palmes... !
Alors on te baignait dans leau-de-feuilles-vertes ; et leau encore était du soleil vert ; et les servantes de ta mère, grandes filles luisantes, remuaient leurs jambes chaudes près de toi qui tremblais...
(Je parle dune haute condition, alors, entre les robes, au règne de tournantes clartés.)
Palmes ! et la douceur
dune vieillesse des racines... ! La terre
alors souhaita dêtre plus sourde, et le ciel plus profond où des arbres trop grands, las dun obscur dessein, nouaient un pacte inextricable...
(Jai fait ce songe, dans lestime : un sûr séjour entre les toiles enthousiastes.)
Et les hautes
racines courbes célébraient
len allée des voies prodigieuses, linvention des voûtes et des nefs
et la lumière alors, en de plus purs exploits féconde, inaugurait le blanc royaume où jai mené peut-être un corps sans ombre...
(Je parle dune haute condition, jadis, entre des hommes et leurs filles, et qui mâchaient de telle feuille.)
Alors les hommes avaient
une bouche plus grave, les femmes avaient des bras plus lents ;
alors, de se nourrir comme nous de racines, de grandes bêtes taciturnes sennoblissaient ;
et plus longues sur plus dombre se levaient les paupières...
(Jai fait ce songe, il nous a consumés sans reliques.)
II
Et les servantes de ma mère, grandes filles luisantes... Et nos paupières fabuleuses... Ô
clartés ! ô faveurs !
Appelant toute chose, je récitai quelle était grande, appelant toute bête, quelle était belle et bonne.
Ô mes plus grandes
fleurs voraces, parmi la feuille rouge, à dévorer tous mes plus beaux
insectes verts ! Les bouquets au jardin sentaient le cimetière de famille. Et une très petite sur était morte : javais eu, qui sent bon, son cercueil dacajou entre les glaces de trois chambres. Et il ne fallait pas tuer loiseau-mouche dun caillou... Mais la terre se courbait dans nos jeux comme fait la servante,
celle qui a droit à une chaise si lon se tient dans la maison.
... Végétales ferveurs, ô clartés ô faveurs !...
Et puis ces mouches, cette sorte de mouches, vers le dernier étage du jardin, qui étaient comme si la lumière eût chanté !
...Je me souviens du sel, je me souviens du sel que la nourrice jaune dut essuyer à langle de mes yeux.
Le sorcier noir sentenciait à loffice : « Le monde est comme une pirogue, qui, tournant et tournant, ne sait plus si le vent voulait rire ou pleurer... »
Et aussitôt mes yeux tâchaient à peindre
un monde balancé entre des eaux brillantes, connaissaient le mât lisse des fûts, la hune sous les feuilles, et les guis et les vergues, les haubans de liane,
où trop longues, les fleurs
sachevaient en des cris de perruches.
III
... Puis ces mouches, cette sorte de mouches, et le dernier étage du jardin... On appelle. Jirai... Je parle dans lestime.
Sinon lenfance, quy avait-il alors quil ny a plus ?
Plaintes ! Pentes ! Il y
avait plus dordre ! Et tout nétait que règnes et confins de lueurs. Et lombre et la lumière alors étaient plus près dêtre une même chose... Je parle dune estime... Aux lisières le fruit
pouvait choir
sans que la joie pourrît au rebord de nos lèvres.
Et les hommes remuaient plus dombre avec une bouche plus grave, les femmes plus de songe avec des bras plus lents.
... Croissent mes membres, et pèsent, nourris dâge ! Je ne connaîtrai plus quaucun lieu de moulins et de cannes, pour le songe des enfants, fût en eaux vives et chantantes ainsi distribué... À droite
on rentrait le café, à gauche le manioc
(ô toiles que lon plie, ô choses élogieuses !)
Et par ici étaient les chevaux bien marqués, les mulets au poil ras, et par là-bas les bufs ;
ici les fouets, et là le cri de loiseau Annaô et là encore la blessure des cannes au moulin.
Et un nuage
violet et jaune, couleur dicaque, sil sarrêtait soudain à couronner le volcan dor,
appelait-par-leur-nom, du fond des cases,
les servantes !
Sinon lenfance, quy avait-il alors quil ny a plus ?...
IV
Et tout nétait que règnes et confins de lueurs. Et les troupeaux montaient, les vaches sentaient le sirop-de-batterie... Croissent mes membres
et pèsent, nourris dâge ! Je me souviens des pleurs
dun jour trop beau dans trop deffroi, dans trop deffroi !... du ciel blanc, ô silence ! qui flamba comme un regard de fièvre... Je pleure comme je
pleure, au creux de vieilles douces mains...
Oh ! cest un pur sanglot, qui ne veut être secouru, oh ! ce nest pas cela, et qui déjà berce mon front comme une grosse étoile du matin.
... Que ta mère était belle, était pâle
lorsque si grande et lasse, à se pencher,
elle assurait ton lourd chapeau de paille ou de soleil, coiffé dune double feuille de siguine,
et que, perçant un rêve aux ombres dévoué, léclat des mousselines
inondait ton sommeil !
... Ma bonne était métisse et sentait le ricin ; toujours jai vu quil y avait les perles dune sueur brillante sur son front, à lentour de ses yeux et si tiède, sa bouche avait le goût des pommes-rose, dans la rivière, avant midi.
... Mais de laïeule jaunissante
et qui si bien savait soigner la piqûre des moustiques,
je dirai quon est belle, quand on a des bas blancs, et que sen vient, par la persienne, la sage fleur de feu vers vos longues paupières
divoire.
... Et je nai pas connu toutes Leurs voix, et je nai pas connu toutes les femmes, tous les hommes qui servaient dans la haute demeure
de bois ; mais pour longtemps encore jai mémoire
des faces insonores, couleur de papaye et dennui, qui sarrêtaient derrière nos chaises comme des astres morts.
V
... Ô ! jai lieu de louer !
Mon front sous des mains jaunes,
mon front, te souvient-il des nocturnes sueurs ?
du minuit vain de fièvre et dun goût de citerne ?
et des fleurs daube bleue à danser sur les criques du matin
et de lheure midi plus sonore quun moustique, et des flèches lancées par la mer de couleurs... ?
Ô jai lieu ! ô jai lieu de louer !
Il y avait à quai de haut navires à musique. Il y avait des promontoires de campêche ; des fruits de bois qui éclataient... Mais qua-t-on fait des hauts navires à musique quil y avait à quai ?
Palmes... ! Alors
une mer plus crédule et hantée dinvisibles départs,
étagée comme un ciel au-dessus des vergers,
se gorgeait de fruits dor, de poissons violets et doiseaux.
Alors, des parfums plus affables, frayant aux cimes les plus fastes,
ébruitaient ce souffle dun autre âge,
et par le seul artifice du cannelier au jardin de mon père ô feintes !
glorieux décailles et darmures un monde trouble délirait.
(... Ô jai lieu de louer ! Ô fable généreuse, ô table dabondance !)
VI
Palmes !
et sur la craquante demeure tant de lances de flamme !
... Les vois étaient un bruit lumineux sous-le-vent... La barque de mon père, studieuse, amenait de grandes figures blanches : peut-être bien, en somme, des Anges dépeignés ; ou bien des hommes sains, vêtus de belle toile et casqués de sureau (comme mon père, qui fut noble et décent).
... Car au matin, sur les champs pâles de lEau nue, au long de lOuest, jai vu marcher des Princes et leurs Gendres, des hommes dun haut rang, tous bien vêtus et se taisant, parce que la mer avant midi est un Dimanche où le sommeil a pris le corps dun Dieu, pliant ses jambes.
Et des torches, à midi, se haussèrent pour mes fuites.
Et je crois que des Arches, des Salles débène et de fer-blanc sallumèrent chaque soir au songe des volcans,
à lheure où lon joignait nos mains devant lidole à robe de gala.
Palmes ! et la douceur
dune vieillesse des racines... ! Les souffles alizés, les ramiers et la chatte marronne
trouaient lamer feuillage où, dans la crudité dun soir au parfum de Déluge,
les lunes roses et vertes pendaient comme des mangues.
*
... Or les Oncles parlaient bas à ma mère. Ils avaient attaché leur cheval à la porte. Et la Maison durait, sous les arbres à plumes.
1907.